De nombreux a priori entourent la musique de Heinrich Schütz, considéré à juste titre comme le plus grand compositeur de langue allemande du premier baroque : on met volontiers en valeur sa culture luthérienne, on imagine un personnage sobre voire austère, on voit dans sa musique la déploration des malheurs liés à la guerre de Trente Ans et ses tourments : famine, dévastation, mort. On l’interprète avec gravité et pudeur. Pourtant, Schütz ne peut pas être enfermé dans une vision aussi uniforme : deux séjours prolongés à Venise témoignent de sa grande ouverture aux innovations musicales de l’époque, et en particulier à celles de Monteverdi, à qui il a fait de nombreux emprunts. Il résulte de cette inspiration italienne une musique extraordinairement moderne, baignée de lumière, riche d’émotions extrêmes et contrastées qui révèlent une humanité complexe. Cette musique n’est pas le fruit d’un homme terne qui dépeint la misère d’un monde à son image. Bien au contraire, elle se fait didactique, encourageant l’humain à se réaliser et à parvenir à son épanouissement dans la sérénité ; elle se doit d’être incarnée par les musiciens qui l’interprètent ; elle est tour à tour jubilatoire et méditative, réalisant ainsi la synthèse entre esprit luthérien et soleil italien. Heinrich Schütz est le premier en Allemagne à intégrer tous les éléments de modernité du baroque naissant : la basse continue et la liberté de composition qu’elle permet ; la technique des affects qui rend la musique expressive et porteuse d’un message humain ; le dialogue entre instruments et voix qui rend la musique riche et variée.
L’œuvre de Schütz est d’une infinie variété et d’une grande complexité : dans l’esprit luthérien, il met la musique à la portée de tout un chacun en utilisant la langue allemande dans ses compositions.
La Chapelle Rhénane a forgé son idéal artistique et assis sa réputation internationale en consacrant d’innombrables concerts à l’œuvre du Sagittaire. Elle propose actuellement trois programmes de motets : le premier consacré à la figure du Père (Psaumes de David), le deuxième composé de Symphoniæ Sacræ et consacré au Fils (Vêpres au Christ), le troisième composé essentiellement de petits concerts spirituels et consacré à l’Esprit (Veni, Sancte Spiritus). En outre, l’ensemble propose d’entendre les Madrigaux Italiens (Opus Primum) et le Chant du Cygne (Opus Ultimum).
La Chapelle Rhénane, qui a consacré quatre de ses huit disques à Heinrich Schütz, a pour ambition de poursuivre son exploration de la musique de ce personnage humain, didactique, complexe et si proche de nous. C’est autour de cette approche originale et innovante que l’ensemble s’est formé, c’est à elle qu’il doit son identité artistique.
Psaumes de David
Heinrich Schütz (1585-1672) est considéré comme le plus grand compositeur allemand avant Johann Sebastian Bach. Profondément ancré dans la culture luthérienne, il se rend à Venise en 1609 pour étudier l’orgue, la composition et l’interprétation auprès de Giovanni Gabrieli. Cette rencontre constitue un événement artistique déterminant dans sa carrière : de retour à Kassel en 1612, il devient directeur de la musique à la cour de Dresde en 1615, et s’applique à mettre en pratique certains éléments rapportés d’Italie : organisation des masses sonores au travers de différents chœurs (ici compris dans le sens de groupes d’interprètes vocaux et instrumentaux), composition musicale favorisant la compréhension du texte… Mais ce qui est véritablement novateur, c’est que Schütz adapte ces principes à la langue allemande, dans une démarche humaniste et typiquement luthérienne : la langue littéraire est alors tout juste naissante, le seul ouvrage de référence en allemand étant la Bible traduite par Martin Luther.
Les vingt-six Psaumes de David destinés à l’office religieux de Dresde, dédiés au prince de Saxe et publiés en 1619 constituent le premier témoignage de cette brillante fusion entre la nouvelle musique née en Italie et la culture luthérienne du jeune musicien. La Chapelle Rhénane a choisi quatorze Psaumes qui donnent un aperçu de l’ardente énergie qui caractérise l’art de la composition chez Heinrich Schütz dans ses jeunes années.
Cette musique qui, au premier regard jeté sur la partition, peut sembler monotone, se révèle être une source d’inspiration infinie pour les interprètes : dans la plupart de ces psaumes, le compositeur ne précise pas la distribution des différentes lignes musicales, le choix est laissé à la sensibilité de l’interprète. Il s’agit donc d’un véritable travail d’orchestration, dans lequel la Chapelle Rhénane est guidée par deux objectifs : d’abord, la recherche d’une adéquation maximale avec les auditeurs contemporains, ensuite le désir de donner aux différents chœurs une intense spécificité et autonomie, ce qui amène à renoncer à l’utilisation des claviers au sein de la basse continue.
Ces psaumes sont autant de tableaux : chacun se définit par ses dimensions, ses techniques, son dégradé de couleurs plus ou moins contrastées, l’énergie qui s’en dégage. On en oublierait presque qu’il s’agit de musique spirituelle – l’intégration ponctuelle de la percussion participe à notre désir de souligner avec force l’universalité de ces compositions : ce n’est pas là la musique d’un clan religieux, c’est l’expression de sentiments humains, tantôt primitifs, violents et tribaux, tantôt subtils, tendres et civilisés.
Programme
Distribution
Concerts
Vêpres au Christ
Publié en 1629, suite au deuxième voyage de Schütz à Venise et son hypothétique mais probable rencontre avec Monteverdi, le premier recueil de Symphoniæ Sacræ est la première manifestation en Allemagne de la nouvelle musique baroque née en Italie. En 1647 suit un deuxième recueil, dans lequel le tragique de la guerre de Trente Ans et le style moderne s’entrechoquent pour donner naissance à une lumineuse confiance ; le troisième recueil est publié en 1650 et célèbre à sa manière la Paix de Westphalie, avec éclat, sérénité, profondeur et bonheur.
La Chapelle Rhénane a tissé sa propre histoire dans la substance des Symphoniæ Sacræ : c’est l’objet même de son premier disque et d’une partie du deuxième.
Ce concert permet d’entendre le meilleur des trois recueils, une sorte de parcours initiatique où concourent quête intérieure de spiritualité et recherche d’harmonie avec le monde extérieur, où s’affrontent tragique condition humaine et rêve italien.
Programme
Distribution
Concerts
Veni Sancte Spiritus
S’il est un mot aux multiples facettes, alors celui-là. On peut en parler avec – ou sans – esprit, mais en écrire ! Alors, choisissons de faire simple, et reprenons au commencement. Au commencement, quand la terre était déserte et vide, l’esprit de Dieu planait à la surface des eaux (Genèse 1,2). Le terme hébreu qu’on traduit ainsi se dit rouach, et veut dire tout simplement souffle, ou vent. Dans une autre narration symbolique de ce temps originel, Dieu façonne l’homme avec de la poussière et lui insuffle l’haleine de vie (Genèse 2,7). Un peu plus loin, en introduction au récit du Déluge, Dieu dit : « Mon souffle ne durera pas toujours en l’homme ; dans ses égarements, il n’est que chair, et ses jours seront de cent vingt ans. » (Genèse 6,3)
Inutile de poursuivre les citations : on voit déjà que l’esprit est puissance de vie, force vitale, bref : la vie même, dont la Bible ne cesse de montrer, dans son langage imagé, qu’elle est un don de Dieu. Son souffle-esprit anime chaque être vivant. S’il le retire, c’est la mort – comme d’ailleurs la médecine l’affirme depuis Hippocrate : l’arrêt respiratoire, confirmé par l’absence de buée sur le miroir placé devant la bouche, est synonyme de verdict fatal, comme on dit expirer, ou rendre l’esprit.
Dans le Nouveau Testament, l’esprit (saint) est annoncé par la prédication de Jean Baptiste (Marc 1,8 et parallèles) ; il entre en scène au moment du baptême de Jésus, sous la forme d’une colombe. Mais ce ne sera qu’après la résurrection du Christ qu’il viendra se poser sur chaque croyant, comme une langue de feu, avec le bruit d’un vent formidable, lors de la Pentecôte (Actes des Apôtres 2,1 et suivants). Jésus l’appelle le Consolateur, l’Avocat. C’est l’esprit de vérité qui pardonne – ou qui condamne. C’est lui qui crée une communion entre les croyants, qui deviennent alors l’Eglise, dont chacun est une pierre vivante.Mais n’allons pas croire que l’esprit est une notion réservée au monde biblique ! Nous le retrouvons dans le monde grec qui le désigne du mot pneuma, dont la racine est à la base d’une large famille de mots, qui en français notamment, sont parfaitement évocateurs. De même le latin spiritus – ancêtre de notre esprit – et l’allemand Geist : tous renvoient au sens premier de souffle.
En somme, l’esprit c’est le médiateur. Entre le haut et le bas, entre le divin et l’humain. Et c’est le grand inspirateur : n’est-ce pas lui qui fait parler les prophètes, qui fait écrire les écrivains, qui ouvre l’entendement des savants, qui fait aimer la sagesse aux philosophes, et qui rend captivant les orateurs ? Ne nous étonnons donc pas qu’il ait tant inspiré les artistes : ceux-là seuls savent parler de l’indicible qui souffle si mystérieusement dans l’Esprit. « Veni Sancte Spiritus » est une parfaite alliance de Petits Concerts Spirituels et de Symphonies Sacrées, où le souffle, le mouvement et la virtuosité sont à l’honneur. Les « Kleine geistliche Konzerte » expriment à merveille la profondeur lumineuse de l’œuvre de Heinrich Schütz, tandis que les « Sinfoniae Sacrae » célèbrent, grâce aux violons, avec brillance la paix de Westphalie et la fin de la Guerre de Trente Ans.
Programme
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Concerts
Madrigaux Italiens
Le madrigal est la forme la plus répandue de musique profane à la Renaissance ; il atteint son apogée en Italie au milieu du XVIe siècle. Polyphonique par essence, il laisse progressivement sa place à la monodie accompagnée qui naît avec le baroque au début du XVIIe siècle. Et pourtant, certains compositeurs tels Monteverdi poursuivent dans cette voie, en combinant avec génie polyphonie et rhétorique: le madrigal ne s’éteint pas, il se transforme encore sous l’impulsion de compositeurs allemands comme Heinrich Schütz et Johann Hermann Schein qui l’adoptent dans leurs œuvres spirituelles. Ainsi, la rhétorique est en quelque sorte héritière du madrigalisme, procédé de composition qui consistait à illustrer le texte par des motifs musicaux. Mais la rhétorique ne se contente pas d’illustrer : elle plonge l’auditeur dans l’émotion, le guide dans une réelle compréhension du texte, sublime le message …et c’est bien pour cette raison qu’elle est si propice à susciter l’âge d’or que connaît la musique sacrée dans l’Allemagne du premier baroque ! Le madrigal moderne est une déclamation complexe à plusieurs voix : sa composition est d’abord guidée par l’expressivité individuelle de chaque ligne vocale, mais le génie des grands compositeurs est de parvenir à superposer quatre, cinq ou même six lignes sans pour autant que l’une d’entre elle perde en finesse ou en intérêt.
Les 19 madrigaux italiens viennent conclure symboliquement le séjour de Schütz en Italie et trois ans études auprès du compositeur et organiste de St.-Marc de Venise, Giovanni Gabrieli. Ils sont écrits pour cinq voix, à l’exception du dernier, composé pour deux ensembles de quatre voix et dédicacé à Moritz von Hessen, mentor du Sagittaire. Si ces œuvres restent académiques par leur langue et leur vocation, elles n’en portent pas moins en germe tout le génie de Heinrich Schütz.
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Opus Ultimum
Le testament musical de Schütz met en musique les 176 vers du Psaume 119 (que l’on a de tout temps considéré comme une synthèse de la Bible), suivis par le Psaume 100 et le magnificat allemand. Schütz avait choisi pour devise un des versets du psaume 119 : « Ta loi est mon chant en ma demeure ».
L’ensemble de l’œuvre est composé pour double-chœur et suggère des choix permanents d’instrumentation ; malgré ces effectifs importants, le principe d’une rhétorique personnelle et subjective est évident, et le compositeur se trouve à mi-chemin entre madrigal et monodie accompagnée.