L’interprétation de la musique de Bach semble tombée dans une forme de léthargie : après les dérives romantiques incarnées par Eugen Jochum, l’objectivisme désincarné des versions de Karl Richter, le pavé salutaire lancé dans la mare par Nikolaus Harnoncourt, et enfin la maturité des versions baroques de Philippe Herreweghe, la recherche de sens musical n’a pas vécu de révolution depuis de nombreuses années. On est arrivé à une forme de consensus, d’académisme même. Bach est pratiqué par tous à peu près de la même manière : recherche d’authenticité quant à l’instrumentarium et à l’articulation, attention portée au respect de l’accent tonique du texte. Dans la pratique, le défi est immense : comment réunir une équipe d’artistes prêts à aborder l’œuvre de Bach avec un œil nouveau, sans a priori, mais avec toute la maîtrise technique nécessaire à un travail difficile car en dehors de tous les sentiers battus ?
Le travail que la Chapelle Rhénane a réalisé sur les deux Passions de Bach a été salué par la critique. Ce travail a consisté à replacer ces œuvres dans un cadre plus large que le cadre liturgique originel : le drame de la Passion du Christ évoqué dans les évangiles a valeur universelle, c’est un récit fondateur au même titre que les grands mythes grecs : chacun des personnages est un archétype transposable dans le monde actuel – celui qui se sacrifie, celui qui trahit, celui qui renie, le juge, etc. Chacun a une personnalité complexe et correspond à un profil psychologique dont la persistance temporelle n’est pas à démontrer. Le génie de Bach consiste à mettre l’universalité de ces personnages en exergue ; elle dépasse le cadre religieux en transcendant le texte biblique, engageant le musicien qui l’interprète à s’impliquer de manière sensible, personnelle et vigoureuse, à sonder en profondeur et avec honnêteté l’âme humaine dans chacune de ses phrases.
L’interprétation de la Messe en Si mineur pose des problématiques différentes. Ce chef-d’œuvre constitue un mystère : sa genèse s’étale sur plus de trente années, sa destination est inconnue, le texte latin, liturgique et catholique semble enclencher une rhétorique musicale qui n’obéit plus aux mêmes règles ou se trouve sublimée.
À travers une formidable synthèse historique qui englobe la Renaissance par l’utilisation de la polyphonie stricte et du cantus firmus, Bach en réalise une autre, spirituelle, qui consiste à trouver la place de l’humain dans l’harmonie universelle, dans un équilibre entre le « moi » et le « ça ».
La valeur architectonique de la musique de Bach n’est plus à démontrer : l’enchaînement minutieux des différents mouvements, l’alternance des tensions et détentes aboutissant à un climax puis à une relâchement global, procurent une incroyable sensation d’unité malgré la durée et la complexité de ces œuvres. La mise en pratique de cette architecture, composante essentielle de la musique de Bach semble rester trop souvent au stade de l’intention. Pourtant, c’est de cette donnée que découle le phrasé, la manière dont vont s’organiser les différentes phrases musicales à l’intérieur d’un mouvement. De la même manière, du phrasé dépendra souvent l’articulation des différents motifs à la base de la phrase musicale.
L’aspect rhétorique semble également sous-exploité : bien trop souvent, on considère qu’une bonne diction du texte consiste à accentuer les syllabes qui portent un accent tonique, et à relâcher les autres, ce qui aboutit à une déclamation systématique perdant tout son sens. La musique par nature provoque la déformation du texte, et donne en ce sens les indications nécessaires à une déclamation naturelle, forcément subjective. C’est cette subjectivité qui est à la source de l’interprétation de la musique de Bach par la Chapelle Rhénane : elle donne naissance à une vision habitée, personnelle et émouvante.
Loin de la recherche musicologique centrée sur la lecture des traités d’époque, loin d’une quête illusoire d’authenticité, la démarche proposée par la Chapelle Rhénane vise à tordre définitivement le cou à la réputation de « géniale machine à coudre » dont on a pu affubler le cantor de Leipzig ; rendre à cette musique sa réelle profondeur, son émotion en perpétuelle mouvance, son message universel et non simplement religieux.
Messe en Si mineur
La musique de la Messe en Si : Un passage de flambeau
La genèse de la Messe en Si de Bach restera sans doute un mystère pour l’éternité : trop longue pour s’intégrer à un office religieux catholique, inadaptée à la liturgie luthérienne, probablement trop ambitieuse aussi pour être exécutée du temps de Bach, à quoi l’œuvre était-elle donc destinée ? Composée sur une période de plus de vingt ans et terminée quelque mois avant la mort de Bach, elle forme un testament musical d’une richesse et d’une complexité infinies. Par ailleurs, l’essentiel des mouvements ne sont pas des compositions originales mais réutilisent des compositions antérieures particulièrement chères à Bach qui les améliore en les intégrant à sa messe. Ce chef-d’œuvre est vraisemblablement destiné à la postérité : une œuvre encyclopédique, un manuel de styles musicaux, une synthèse entre le style ancien issu de la Renaissance et le nouveau incarné par le Baroque. À travers cette somme des sommes, Bach passe le flambeau à ses successeurs.
Le texte de la messe : Un rite de passage
Contrairement aux Passions ou aux Cantates qui délivrent un message didactique aux croyants à travers un texte biblique ou une paraphrase, la messe, par son texte liturgique en latin, adresse successivement à Dieu une prière, une louange, une profession de foi, et un hymne : c’est un rite de passage, c’est à dire le cheminement d’un message vers Dieu. Le discours musical n’est pas guidé par la dialectique, mais bien plus par une architectonique mettant en valeur l’unité dans la trinité du dieu père, fils, et esprit.
L’interprétation de la Chapelle Rhénane : Passeurs d’émotion
La Chapelle Rhénane réinvente la Messe en Si en mettant en exergue cette trinité divine qui se traduit dans les différentes techniques de composition : le contrepoint strict et le cantus firmus sont utilisés par Bach pour symboliser le Père ; le style concertant incarne l’humanité du Fils ; l’intemporalité de l’Esprit se manifeste dans la symbolique des nombres. L’équipe musicale capitalise sur une grande complicité humaine et musicale dans laquelle chacun porte sa responsabilité dans l’accomplissement artistique : c’est un travail collectif sans compromis pour aboutir à une interprétation forte, subjective, habitée, cohérente, pleine de sens et d’expressivité. De la recherche agogique de souplesse dans le phrasé, qui mène la tension musicale à un climax, découle une spontanéité et une grande proximité avec les auditeurs : chaque musicien de la Chapelle Rhénane se fait passeur d’émotion. Cinq solistes vocaux sont renforcés par douze ripiénistes pour donner vie aux nombreuses fresques chorales à quatre, cinq, six et même huit voix. Les 20 instrumentistes (cordes, hautbois, flûtes, trompettes, timbales et continuo) se joignent aux chanteurs, s’impliquant avec sincérité, rigueur et sans a priori musicaux, et s’attachant à dévoiler la force inépuisable de ce chef d’œuvre intemporel, et à en renouveler l’écoute.
Programme
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Oratorio de Noël
Après s’être attelée à la relecture de quatre cantates profanes en 2007, après avoir gravi les deux sommets que sont les Passions selon Jean et Matthieu en 2008 et 2009, la Chapelle Rhénane propose sa vision originale de l’Oratorio de Noël de Johann Sebastian Bach. L’approfondissement de la musique du Cantor de Leipzig est et doit devenir plus encore le cœur du répertoire de l’ensemble : la Chapelle Rhénane y a gagné ses lettres de noblesse, ses interprétations des Passions dans les plus grands festivals français ont été unanimement saluées par la critique et par le public.
L’Oratorio de Noël n’est pas à proprement parler un oratorio ; c’est bien plus un ensemble de six cantates qui ponctuent les fêtes entourant la naissance du Christ. En ce sens, chaque partie possède sa couleur, son originalité, son message individuel, et c’est bien ce que fait éclater notre interprétation : les trompettes célébrant la naissance elle-même laissent place à l’atmosphère pastorale de la deuxième cantate, incarnée par la chaleur des quatre hautbois ; de cette intimité renait l’éclat de la louange céleste qui se mêle à celle des berger dans la troisième cantate. La quatrième cantate nous plonge dans l’intimité du baptême, tissant entre le Christ et l’âme humaine une relation privilégiée. Dans la cinquième cantate paraissent les rois mages, venus à leur tour célébrer le jeune roi, tandis que la jalousie d’Hérode est illustrée, puis finalement démasquée dans la conclusion finale et brillante de la dernière cantate.
En somme, cet ouvrage réussit une fascinante synthèse entre un arc global et cohérent, et une profonde caractérisation de chacune de ses six parties. C’est ainsi que s’exprime ici le génie de Bach. L’œuvre dans son entier est extrêmement variée, même si l’impression de jubilation émane presque en permanence.
En se consacrant aux deux Passions, la Chapelle Rhénane a cherché à comprendre le langage si spécifique et complexe de Bach à l’endroit où il s’exprime le plus profondément : dans la souffrance, la prise de conscience de la misère humaine. Nous nous sommes âprement confronté à cette musique difficile, sans concessions, sans jamais renoncer à être fidèle au message du compositeur. Avec l’Oratorio de Noël, notre ensemble est prêt à mettre cette nouvelle compréhension de la musique de Bach à la disposition directe du public, afin de lui procurer – en toute simplicité – l’émotion directe et la joie exaltée qui transpire de cette œuvre.
Programme
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Passion selon Saint-Jean
Après la Passion selon Saint-Mattieu en 2009, l’Oratorio de Noël en 2010 et la Messe en Si mineur en 2014, la Chapelle Rhénane clôture en 2015 son cycle des oratorios de Johann Sebastian Bach aux Gémeaux avec la Passion selon Saint-Jean. Créé en 2008 par l’ensemble, cette interprétation a donné lieu à près de vingt concerts dans tous les hauts-lieux de la musique en France et en Allemagne.
L’ambition de la Chapelle Rhénane est de montrer à quel point la portée de la Passion selon Saint-Jean dépasse le cadre liturgique, s’adressant au delà des fidèles à l’humanité tout entière, parce qu’elle illustre à merveille les sentiments divers et profonds qui habitent chacun d’entre nous un jour ou l’autre, et surtout parce qu’ils mettent en scène des personnages archétypiques et universels : chacun peut se retrouver momentanément dans la peau de celui qui se sacrifie, de celui qui trahit, de celui qui renie, de celui qui juge, ou encore de celui qui – noyé dans une foule – appelle à la cruauté.
C’est pour cette raison que la Chapelle Rhénane a renoncé à proposer une des quatre versions documentées de la Passion selon Saint-Jean, celles qui correspondent aux exécutions par Bach lui-même en 1724, 1725, 1728 et 1747, préférant opter pour une version hypothétique, celle qui semble la plus juste, la plus équilibrée, la plus parlante, la plus édifiante. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Bach ait fait exécuter une cinquième fois la Passion selon Saint-Jean en 1749 ou en 1750, peu avant sa mort. La copie manuscrite commencée par Bach en 1736 aurait pu servir de référence, mais… elle est largement inachevée, ce qui donne l’opportunité au musicien d’aujourd’hui de fantasmer sur ce qu’aurait pu devenir la version idéale du compositeur, cette hypothétique Version V.
Moins théâtrale que la Passion selon Saint-Matthieu, la « Saint-Jean » est plus dramatique, plus pressante, quasiment oppressante, même ! Bach renonce presque systématiquement aux airs da capo pour augmenter la densité du message.
La mise en avant de l’humanité qui traverse les époques et les frontières passe également par une nouvelle manière de pratiquer cette musique : le rejet d’une accentuation tonique systématique au profit d’une mise en valeur du mot dont la musique souligne elle-même l’importance ; la recherche d’une articulation qui ne tronçonne pas la musique mais au contraire permet l’émergence d’un réel phrasé ; un souci permanent de flexibilité grâce à l’utilisation de l’agogique – la souplesse du tempo ; la mise à profit du phrasé pour structurer le mouvement ; une interprétation basée sur l’énergie de l’expérimentation et une authentique émotion, et non sur une quelconque recherche de validité historique.
Il reste la question cruciale de la distribution vocale. Conformément à l’esprit du travail de la Chapelle Rhénane expérimenté dans les œuvres du premier baroque, il fallait permettre à chacun des chanteurs de porter son engagement individuel au plus haut, à la fois pour les airs et pour les passages chorals. Ainsi, ils constituent tous ensemble le chœur, et remplissent également à tour de rôle la fonction de soliste. Là aussi, il ne s’agissait pas tant de se conformer à une pratique présumée authentique, que de permettre l’émergence d’une équipe soudée, d’un son cohérent, brillant, corporel et clair. La prise de conscience de toute l’équipe que dans la musique de Bach, la perfection technique et l’idée musicale juste ne peuvent être atteintes que conjointement fait que la seule exigence musicale est vaine, tout comme est inutile un quelconque conseil purement technique. C’est là aussi le miracle de cette musique !
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Cantates profanes
La cantate BWV 201 fut probablement la dernière cantate profane à être réinterprétée en 1749, deux années avant la mort de Bach. L’événement qui suscita l’œuvre nous est encore inconnu. Probablement était-ce en l’honneur de la famille du prince électeur de Dresde. En revanche, son année de création nous est connue (1729). La dispute mythique dont il va être question ici, met en scène Phoebus et Pan. Après un chœur introductif, la dispute adaptée des Métamorphoses d’Ovide (11.146-193), nous montre le roi Midas encore en proie à un premier caprice : tout ce qu’il touche devra se transformer en or ! Le voici prêt à faire à nouveau un mauvais choix : préférer la musique de Pan à celle de Phoebus. Mais ne nous méprenons pas, il s’agit bien ici d’un concours de chant dont Phoebus sortira vainqueur. Afin de le punir de cette folie, Midas sera affublé d’oreilles d’âne, tandis qu’un motif musical rappelant justement l’âne sera chanté par Mercure, dieu de la métamorphose. Le chœur final proclamera la victoire des cordes gracieuses sur les vents furieux du chœur introductif. Bach a gratifié chaque personnage d’une psychologie bien différenciée, en variant la qualité musicale de chacun de leurs airs. C’est donc Phoebus à qui est donné de chanter le plus bel air : quoi de plus normal, c’est lui qui sort vainqueur de cette dispute. Midas, lui, aura son lot de consolation : des oreilles d’âne !
La Cantate BWV 214 « Tönet ihr Pauken, erschallet Trompeten » fait partie d’une série d’hommages musicaux rendus par Bach à la famille régnante de l’électeur de Saxe. Il ne s’agissait pas là de travaux entrant dans ses attributions officielles, aussi peut-on penser qu’ils avaient pour objectif de se recommander au bon vouloir du souverain, d’autant que Bach briguait la distinction de « Compositeur de la cour de l’électeur de Saxe». À mesure que les relations avec ses supérieurs à l’école Saint-Thomas se détérioraient, le compositeur espérait que ses bonnes grâces ou un titre officiel lui seraient d’un avantage certain. Ce n’est qu’en 1736 que Friederich August II (et roi de Pologne sous le nom d’Auguste III) accorda à Bach le titre tant désiré. Les cantates d’hommage n’étaient pas jouées à la cour de Dresde, ni même forcément en présence des personnages qu’ils louaient, mais en public au Café Zimmermann dans la Katharinenstrasse (la rue Catherine) à Leipzig. Bach y répétait régulièrement avec son Collegium Musicum, un groupe d’étudiants de l’Université, dont il avait assumé la direction en 1729, et qui représentait pour le compositeur un extraordinaire laboratoire pour ses innombrables essais de sonorité orchestrale et de combinaisons sonores.
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Messe en Cantates
À l’instar de la Messe en Si mineur, les messes luthériennes sont construites sur la bases de parodies de mouvements composés antérieurement par Bach lui-même. Plus qu’une simple réutilisation du matériel musical, il s’agit ici d’un parachèvement, et on retrouve dans la Messe en La Majeur BWV 234 le même génie que celui qui est intrinsèque à la Grande Messe. Deux cantates composées pour la fête de Pentecôte en 1724, « Erhöhtes Fleisch und Blut » BWV 173 et « Erwünschtes Freudenlicht » BWV 184, viennent compléter ce concert animé par les sonorités douces, les élans colorés et les amples ambitus des traversos. Fidèle à ses convictions, la Chapelle Rhénane interprète ce programme en distribution solistique, pour une transparence et une flexibilité maximales, mais surtout dans un esprit d’expressivité, de sensualité et d’humanité.